À l’abri du monde
Mon grand-père est sans aucun doute l’image masculine la plus positive que je conserve à l’esprit ! Lorsque je pense à lui, je ne peux m’empêcher de ressentir une gratitude sans nom pour l’homme qu’il a été toute sa vie.
Lui et ma grand-mère, aussi loin que je me souvienne, ont toujours vécu séparément, sans toutefois jamais divorcer. Ainsi, mon grand-père, et cela en dépit du fait que celle qui avait été son épouse ait choisi de vivre les dix dernières années de sa vie avec une femme, a-t-il été jusqu’au bout aux côtés de ma grand-mère, décédée il y a une quinzaine d’années déjà.
Bien qu’ils aient vécu chacun de leur côté pendant des années, je me souviens que lorsque j’étais toute petite, ma grand-mère allait tous les dimanches préparer le repas pour la famille qui se rassemblait alors dans la maison « grand-paternelle » pour le souper dominical. Les uns et les autres assis en rang d’oignon sur les longues banquettes dont on faisait des parenthèses pour les longues tablées de circonstance.
Douze personnes vivant alors dans cette minuscule maison qui dans mon souvenir, restera toujours celle qui trônait fièrement sur le haut de la côte, dans ce rang qui serpentait comme un ruban dans la campagne, au milieu des champs d’herbes folles et de tous ces arbres que mon grand-père a passé sa vie à planter.
Car « l’homme qui plantait des arbres », c’était bien lui, j’en étais convaincue !
C’est précisément dans cette maison que j’ai vraiment dormi, l’espace de cet été précédent mon entrée à l’école, quelque part au milieu des années soixante-dix. Un minuscule nid perdu dans la campagne, perché comme en apesanteur sur le haut d’une côte venue de nulle part et dans lequel nous avons vécu à douze personnes. Les générations se mêlant dans un désordre inextricable que je n’ai jamais su expliquer.
À l’intérieur, cette chambre que j’ai partagée au deuxième étage avec ma sœur plus jeune, ainsi que les jumelles, les sœurs les plus jeunes de ma mère, elles-mêmes de sept ans mes aînées. Des tantes qu’il a bien du quelques fois m’arriver de prendre pour des sœurs… Alors qu’elles-mêmes nous prenaient pour leurs poupées.
C’est là que de la fenêtre le soir, je pouvais percevoir le clocher de l’Église, forme immatérielle qui au loin, semblait – elle aussi – flotter au milieu de nulle part. Bercée par les jappements incessants du chien qui attaché à sa cabane, hurlait sa vie au passage d’un quelconque étranger s’étant retrouvé, par hasard, par bravade ou par simple malchance, sur cette route perdue de fond de campagne, je pouvais fuir dans mes rêveries.
Pour un instant, avec ce sentiment de sécurité incommensurable, dans ce cocon familial rapiécé. À l’image de ces couvertures sans âges, mille fois reprisées.
Et qui malgré tout, laissent percevoir le soleil au travers.
***
Mais, un peu comme le sable qui coule entre les doigts, les années se sont mises elles aussi à couler. Puis sont partis les tantes, les oncles. Et après eux, ma mère, ma sœur, mon frère et puis moi. Avant que ne partent, eux-aussi, les cousins et cousines.
Et puis, c’est mon grand-père qui est décédé, comme s’il avait lui-même voulu fermer la porte derrière lui.
Presque sans faire de bruit.
Après lui, sa maison vendue, puis abandonnée. Avant d’être soumise aux pillards.
Avant d’être de nouveau vendue.
Dans un mouvement inexorable.
Quant à moi, je ne suis jamais retournée là-bas. Préférant conserver le souvenir de ces milliers d’arbres plantés par mon grand-père. Des ombres feuillues et résineuses qui lors de mes dernières visites m’avaient semblé vouloir pousser leur limites, tels des adolescents un peu rebelles, pour se rendre jusqu’à la maison, dans une avancée que rien ne semblait devoir contrôler.
Et qui aujourd’hui, tel que je les imagine, ont fini par avaler la maison.
Quant à moi, demeure à mon esprit le souvenir de ce sentiment de sécurité inaliénable que j’ai ressenti dans cette maison-là. À l’abri du monde, comme à l’intérieur d’une noix dans laquelle un peu comme dans une grotte j’ai pu, rêvant de devenir écrivaine, m’inventer moi-même.