Être occupé ou ne pas être
Une maladie contagieuse frappe la ville. En tout cas elle fait rage autour de moi. Elle affecte mes collègues, mes connaissances et, même si je la combat férocement, j’en souffre moi aussi à mes heures.
Tout le monde est occupé! Tout le monde manque de temps. On s’essouffle, on se plaint, on en parle et on le crie haut et fort à tous ceux qui veulent l’entendre.
– «Comment vas-tu?»
– «Ah! Je suis occupé»
– «Sur quoi travailles-tu?»
– «Trop de choses! Je suis dans le jus c’est pas possible!»
C’est devenu la norme d’être occupé. Comme si c’était un but professionnel en soit. Comme si c’était une façon de dire: je suis important, j’ai beaucoup de responsabilités, je suis indispensable. Autour de moi, les gens semblent travailler à deux vitesses. Soit tu es débordé (et indispensable) ou soit tu es payé à ne rien faire. Etre occupé est bien vu socialement. On se pavane dans notre jus, on affiche notre débordement et on chante les vertus de notre essoufflement.
Si elle n’est pas traitée, cette maladie atteint un stade plus pernicieux. Elle commence à affecter la capacité des gens à faire preuve de respect envers leur collègues et rend difficile le travail d’équipe.
– «J’attends que tu approuves ces chiffres pour pouvoir livrer mon dossier dans les délais prescrits»
– «Je ne suis pas rendu là, je suis débordé»
– «Cet employé attends depuis des mois son remboursement de dépenses»
– «Il faudra que ça attende encore, j’ai d’autres chats à fouetter»
– «Ce courriel fait suite aux deux autres envoyés dernièrement. Puis-je avoir une réponse SVP?»
– «…..» (toujours pas de retour de courriel)
Au dernier stade de la maladie, l’occupantite aigue, appelons-là ainsi, attaque le fondement même de la morale de l’individu qui en souffre. La personne commence à justifier une qualité de travail médiocre en brandissant l’excuse de son emploi du temps démesurément chargé.
– «Cette formation a été bâclée. Les employés ne comprennent pas et sont livrés à eux-mêmes»
– «Je sais mais je suis débordé. Que veux-tu, c’est tout ce que j’ai pu faire»
– «Cette personne n’a pas fait les suivis nécessaires. Ce qui a causé un problème de mauvaise communication»
– «Oui mais elle est TELLEMENT occupée!!»
Rendu à ce stade, la maladie affecte la personne, son rendement et sa performance. La personne est dans la phase de déni. Elle s’enlise dans sa vie débordée, son travail en souffre mais elle continue à blâmer son emploi du temps hypertrophié. Ce qui semblait être au début un signe d’importance et d’accomplissement devient une façade boiteuse pour cacher une mauvaise gestion du temps et des priorités. Ultimement, tout l’entourage en subi les conséquences.
Une autre chose que je constate à propos de cette maladie c’est qu’elle semble affecter plus particulièrement les personnes qui ont tendance à se promener de bureau en bureau pour «discuter avec les collègues». J’ai aussi remarqué que les personnes affectées avaient tendance à arriver tard au bureau ou à devoir partir plus tôt ou s’absenter du travail à cause d’obligations personnelles. Leur vie étant, bien entendu, très chargée. Ces personnes ont aussi tendance à hésiter longtemps avant de prendre une décision et doivent consulter leurs collègues pour le faire (et re-rondes de visites de bureau). Elles oublient des choses. Elles communiquent mal. Elles ne lisent pas leurs courriels.
A l’opposé, j’ai aussi remarqué que les gens qui accomplissent une grande quantité de travail dans une journée ne se plaignent pas d’être occupés. Ils trouvent que les journées passent vite. Ils ont le sentiment du devoir accompli et du travail bien fait. Je sais aussi que si je veux que quelque chose se fasse vite et bien, je peux compter sur ce genre de personne. Je sais que le projet sera livré dans les temps, bien fait et avec le sourire en plus… et ce, même si leur emploi du temps est rempli à craquer.
Et si le fait d’être démesurément occupé n’était pas un signe d’aboutissement professionnel mais plutôt la marque de l’incompétence et de mauvaise gestion du temps?
C’est décidé ! J’arrête de dire que je suis occupée !
A lire aussi sur le sujet : un texte (en anglais)