Fiction familiale
Je l’ai souvent écrit ici, alors ce ne sera pas là une grande révélation. J’ai toujours été fascinée par les histoires qu’on se raconte. Et dont bien des romanciers seraient jaloux tellement elles relèvent de la plus grande des fictions! Des histoires que l’on raconte – à soi mais aussi aux autres – avec le plus grand sérieux comme si elles étaient scientifiquement démontrées.
Et donc, forcément incontestables…
Et je parle ici de notre histoire personnelle.
Parce que, comme je l’ai déjà écrit, une famille peut tout aussi bien compter des dizaines d’individus de générations différentes ou pas, en racontant un événement de l’univers familial commun, personne n’aura la même version. Et à certains moments, on pourra même avoir l’impression de ne même pas être dans la même histoire…
Et vraiment, en ce qui me concerne, je trouve ce phénomène vraiment fascinant!
Mais, j’ai beau être fascinée, chaque fois que j’y suis confrontée, je suis un peu choquée. Comme je l’ai d’ailleurs vécu il y a quelques semaines.
Mon frère me racontait ainsi qu’une de nos tantes était allée le visiter. Ne me demandez pas comment, la conversation a, un moment donné, dérivé sur la mort de notre père.
Parenthèse ici: ça aussi c’est un mystère. Comment se fait-il qu’en réunion de famille, on finisse quasi toujours par parler d’événements survenus quarante ou cinquante ans plus tôt ? J’ai la certitude que c’est un mystère plus grand encore que celui de la Caramilk. Parce que le mystère de la Caramilk, je vous le dis, c’est surfait!
Bref! La tante en question s’est mise à obstiner mon frère que notre père n’était pas décédé en 1979 mais en 1982. À preuve ? Elle s’en souvenait clairement puisqu’elle était là à l’époque. Non pas sur les lieux o`ù il est décédé bien sur, mais dans l’entourage.
Si j’ai, je l’avoue, été d’abord choquée qu’elle vienne ainsi s’obstiner aussi violemment sur un événement qui nous concerne aussi intimement (la mort de son père, ça nous marque et on s’en souvient n’est-ce pas?), j’y ai rapidement vu une genre de confirmation de ce que je pressens depuis longtemps. Soit que la mémoire collective, et par conséquent les histoires qu’on se raconte, ça n’a rien à voir avec la vérité. Et beaucoup plus avec nos prismes émotifs individuels.
Qu’importe qu’une date soit inscrite sur la pierre tombale de notre père? Que l’état civil lui-même fasse état de juin 1979 ? Que je me souvienne moi-même comme si c’était hier que j’avais eu dix ans une semaine plus tôt? Cette tante, définitivement, en savait plus que nous sur la question!
Il s’agit là bien sur d’un événement somme toutes un peu insignifiant et qui n’aura aucune espèce d’impact sur la suite du monde, pas plus que sur qui nous sommes.
N’empêche!
J’y ai vu prendre forme sous mes yeux cet espère de mur invisible que je sens dans notre famille depuis toujours. Que dis-je? Une muraille littéralement! Entre ceux qui imaginent détenir le droit de raconter leur version. Une version dans laquelle ils prendront leurs souvenirs comme des vérités inaliénables. Et qui au passage, se donnent le droit de donner une version modifiée de la votre, votre histoire. Qu’importe les faits.
***
Cette anecdote somme toutes sans conséquences est venues s’ajouter à un autre événement survenu il y a quelques mois.
Cet événement, je l’avais d’ailleurs déjà raconté ici. Soit, par un concours de circonstances un peu mystérieux, la découverte surprise de la montre ayant appartenu à mon arrière-grand-mère Lucienne. Un objet qui à une époque où on jette pas mal tout, est parvenue jusqu’à moi de façon je dirais rien de moins que miraculeuse. Comme si d’où elle se trouve, Lucienne avait deviné que j’étais probablement la seule à attribuer de la valeur à un tel objet.
Bon, on s’entend que c’est moi qui donne ce sens à l’événement. Mais la vérité c’est que n’importe qui d’autre de la famille qui serait tombé dessus l’aurait tout simplement jetée. Alors que moi je vénère littéralement cette montre qui ne fonctionne évidemment plus. Mais qui est plus chère à mon coeur que n’importe quoi d’autre au monde (à part ma famille, bien sur!)
N’empêche! En voulant partager mon excitation d’avoir mis la main sur cet objet du passé, je me suis fait symboliquement agresser par une autre tante pour qui cette montre était l’équivalent d’Hiroshima. Rien de moins que radioactive. Et qui me l’a d’ailleurs fait comprendre avec une violence que je ne parviens toujours pas à comprendre. Mais complètement choquée que je puisse avoir un autre regard sur ce qui est notre histoire familiale à toutes deux. Mais une histoire sur laquelle selon elle, je n’aurais aucun droit. Sauf celui de la subir.
Bref! Ça me fascine!
Mais je veux croire qu’à travers les générations, c’est moi qui aujourd’hui ai la plume en main. Et avec celle-ci, mon droit d’écrire et de donner un sens à cette histoire qui est aussi un peu la mienne. Quoi qu’on en dise!
Et le sens que j’ai justement envie de donner à tout cela se trouve dans la symbolique – à travers cette montre revenue du néant – de ce temps qui se remet en marche.
Une version infiniment plus poétique et jolie je trouve. Et qui surtout, n’engage que moi. Et ne fait de mal et n’enlève rien à personne.