
Un 6 décembre sur la terre

Je me souviens d’un souper de fondue partagée, un certain soir de décembre de la fin des années quatre-vingts, par des jeunes femmes de tout juste vingt ans. Heureuses d’être passées au travers une session chargée. Déterminées surtout à célébrer avant que la vie les mène, chacune d’elles, sur des chemins différents.
Est-ce qu’il neigeait à l’extérieur en ce mercredi soir ? Je ne m’en souviens plus.
Mais je me souviendrai toujours toutefois du vin rouge prévu par l’une. Des quelques baguettes bien fraîches et craquantes qu’une autre s’était chargée d’apporter. Des quelques sauces à fondue devant servir à faire trempette, amenées par une autre. Et qu’une autre encore, s’était fort probablement chargée de l’un de ces desserts outrageusement décadents, que l’on goûte habituellement plus par gourmandise que par réel appétit. Déjà rassasié depuis bien longtemps, mais incapable de résister…
Je me souviens de l’excitation de ce moment partagé. Courte parenthèse entre nos vies d’étudiantes et nos futurs dont bien sûr, nous ignorions tout encore.
Mais par-dessus tout, je me souviendrai toujours du goût étrangement métallique et aigre – mais l’était-il ou bien si c’est cette date qui en a coloré le souvenir à mon esprit? – de ce dessert pris en écoutant les infos en sourdine. Ces jeunes femmes de tout juste vingt ans parmi lesquelles j’étais alors, découvrant ensemble et au même moment qu’ailleurs, dans une Université de notre ville, quatorze jeune femmes, étudiantes comme nous, avaient été elles, dans la même soirée, tuées par un fou furieux incapable de se faire à l’idée de voir des femmes étudier – et dans son esprit perturbé – prendre la place des hommes. Déterminé à «mettre des bâtons dans les roues» de celles qu’il qualifiait alors de féministes et de «viragos»… Avant de retourner son arme contre lui-même.
Un événement qui, sans qu’on le sache encore, allait s’inscrire dans la mémoire collective comme étant la tragédie du 6 décembre. Et dont le souvenir, forcément, me revient à moi aussi en tête, chaque année depuis vingt-huit ans aujourd’hui.
Ce texte que je ne suis jamais parvenue à terminer, il est là dans le fond de mes tiroirs depuis.
Inachevé. Mais jamais oublié.

